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J'irai me cacher sur vos tombes
Lorsque mon ciel est lourd, il m'arrive parfois d'apaiser ma mélancolie en flânant dans un cimetière. Nulle volonté morbide là-dedans, aucun voyeurisme non plus. Plutôt cette envie irrépressible de faire corps avec mes semblables, envie qui me traverse depuis la pré-adolescence, et qui n'a jamais trouvé de plein accomplissement malgré mon acharnement à trouver une cause qui me dépasse. Et sans la maigre consolation d'en tenir rigueur aux autres davantage qu'à moi.
J'ai souvent espéré être un entremetteur de ceux que j'aime. Mais les gens se rencontrent peu, encore moins en vieillissant, et je suis sans doute la personne la moins douée au monde pour les mettre à l'aise.
Mais dans ce carré des morts à l'abri du monde, c'est différent. On se comprend, ils savent. Ils écoutent et ils me parlent. A travers les plaques, à travers l'aspect de la tombe, à travers la fraîcheur variable des bouquets, ils me racontent leur histoire. Celle de cet homme mort au front, à qui les anciens combattants prisonniers de la première guerre mondiale rendent hommage, celle de cette femme qui n'a pu résister qu'un mois à la mort de son mari, celle de cette force de la nature presque centenaire, de cette femme dont la tombe est un peu à l'abandon et dont la date de décès n'est plus très lisible, de ce père de famille parti trop tôt, à 42 ans, et à qui la douleur des enfants empêche de dire autre chose que ce sobre « A notre père ».
Ici les silences ne sont jamais gênés, ils sont profonds, les mots sont pesés et rares, ils vous retournent le cœur. Pas de place pour le bavardage, encore moins pour la polémique. J'oscille entre la jalousie de les voir libérés de ce monde qui broie nos illusions au bulldozer et l'angoisse de savoir s'ils ont eu le temps de comprendre ce qu'ils faisaient là.
Ici, rien ne peut plus s'effondrer car tout est déjà en terre. Pas d'incommunicable, pas d'hostilité, ici seulement nous sommes tous frères. Je leur confie ma difficulté à dire l'immensité de mes sentiments et la souffrance des vivants.
Et je ressens l'unité. Enfin. Et grâce à eux, je vis quelques secondes d'éternité.
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