• Il n'y a pas grand chose de plus rassurant et de plus agréable pour un enfant que de s'endormir un peu plus tard que d'habitude dans son lit après une soirée de fête et d'entendre encore au loin les rires familiers des convives, un chant improvisé, le cliquetis des fourchettes sur les assiettes ou le bruit des verres qui s'entrechoquent.

     

    Pas grand chose, non. Mais quelque chose peut-être, quand même. Lorsque chaque année autour de Noël, mes grands-parents paternels venaient passer plusieurs semaines à la maison, ils occupaient la chambre attenante à la mienne. Chaque soir, tandis que je cherchais à chasser les souvenirs du jour et faire baisser l'excitation de cette période féérique pour trouver le sommeil, je les entendais discuter longuement à voix basse.

     

    Je n'entendais rien précisément mais ne cherchais nullement à entendre davantage. Leurs échanges étaient une sorte de chuchotement à voix haute en langue étrangère, de celles qu'on invente entre enfants. Mais ce qui se détachait très clairement, ce qui ne souffrait d'aucune erreur d'articulation, c'était leur étonnante complicité, leur inaltérable intimité.

     

    Combien de temps parlaient-ils ainsi, ces vieux qui semblaient se raconter des secrets de jeunes amoureux ? Quelle était la durée exacte de cette berceuse pour enfants déjà grands ? Difficile à dire tant la notion du temps varie en fonction de l'âge et tant il est vrai que je me suis endormi souvent avant qu'ils aient terminé. Comme elles devaient être douces, leurs nuits, après ce moment apaisant de reconnaissance réciproque de son double. Au moins autant que les miennes.

     

    Lorsque mon grand-père est mort, à 88 ans, ma grand-mère n'eut plus très envie de demeurer sur cette terre, elle ne s'en est jamais cachée. Le goût de vivre s'était envolé avec lui, le sel avait perdu sa saveur.

     

     

    Elle ne lui a d'ailleurs pas survécu bien longtemps. Leurs chuchotements, eux, sont éternels.


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  • Chaque soir, après le rituel des livres et de la comptine et avant que je lui souhaite définitivement une « bonne nuit », ma fille veut me « dire un secret ». Je ne vous le livrerai pas car contrairement à ma femme, je sais les garder (oui c'est un peu gratuit mais c'est mon texte donc je fais ce que je veux). Mais ce que je peux dire sans le révéler, c'est que ce secret est toujours le même et que son importance est toute relative.

     

    Cela ne l'empêche pourtant nullement de me le dire chaque soir dans le creux de l'oreille et à voix basse avec la même avidité. Je ne peux m'empêcher de constater à chaque fois avec une pointe de nostalgie ce contraste entre la recherche effrénée de la nouveauté qui caractérise le monde des adultes et ce goût pour la répétition sécurisante qui singularise celui des enfants.

     

    Pourtant, l'espace d'un instant, celui de ce secret, nos deux mondes se rejoignent. Ce n'est pas la révélation qui m'intéresse, seul compte ce ton de la confidence, cette adorable voix qui fait frémir mon oreille, la beauté de sa confiance en moi et cette immense satisfaction de l'avoir rassurée sans rien faire.

     

     

    Grâce à elle, chaque soir, je retrouve moi aussi le goût de la répétition, la mystique du rituel. Et je m'endors en sécurité.

     

     


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    J'oublie souvent que le temps n'est absolument pas le même pour moi que pour mes enfants. Petit, lorsque mon parrain s'apprêtait à partir après avoir passé quelques jours à la maison, je m'accrochais rageusement à n'importe quelle partie de son corps pour le retenir. Mes parents y voyaient un jeu puéril, c'était un vrai désir de le garder, l'impossibilité d'envisager le temps infini qui s'écoulerait jusqu'à sa prochaine visite. « Il va revenir bientôt » me disaient-ils, ne comprenant pas que ce « bientôt » ne me concernait pas, qu'il ne correspondait qu'à leur propre représentation du temps.

     

    Hier soir, à table, mes deux fils se sont raconté ce qu'ils avaient mangé à midi dans le détail, ou plutôt devrais-je dire par le menu. J'écoutais d'une oreille distraite puis peu à peu j'ai compris. J'ai compris que si je voulais en savoir davantage de leur journée, c'est par là que je devais commencer. Par cette précision concrète qui faisait que chaque jour était différent plutôt que par un trop vague « alors comment s'est passée ta journée ? » qui ne s'achevait jamais qu'en adverbes évasifs, « bien » ou « pas mal ».

     

    J'ai essayé de faire ce voyage avec eux, celui de l'enfance, où chaque journée est un morceau de vie au regard de leurs quelques années d'existence. J'ai souri à leurs récits. J'ai presque réussi à vivre quelques instants selon leur point de vue. Puis j'ai pensé à ce qu'il me restait à faire. Le coucher de la petite, le bazar à ranger, les mails non consultés, le travail en retard.

     

     

    Le repas était terminé. Mes enfants parlaient toujours, au loin. Je raisonnais de nouveau comme un adulte. Demain, promis, je parviendrai à saisir ce temps qui passe.

     


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  • « Oh tu sais, moi je connais pas bien, ça fait pas longtemps que je suis ici », m'a dit ma grand-mère à propos de l'EHPAD dans lequel elle vit depuis des années. Je me suis habitué à ce qu'elle me tienne ce genre de discours à chaque fois que je vais la voir et après tout, quoi de plus logique quand on perd la mémoire que de ne pas se souvenir de ce qui est insignifiant ? C'est presque rassurant que ses souvenirs n'aient que peu à voir avec cette vie d'attente et d'ennui qui est désormais la sienne. « 94 ans aujourd'hui ? Mais je suis vieille ! » s'est-elle exclamée quand mon père lui a rappelé que c'était son anniversaire, preuve qu'elle n'a pas perdu tous ses repères.

     

    C'est dur de voir son corps se ramasser peu à peu sur lui-même, de constater que les os ont désormais pris le pouvoir sur le reste et qu'ils sont si coupants qu'aucun assaut ne pourra plus empêcher leur règne. C'est dur de voir que la plupart du temps elle ne me reconnaît pas, de savoir que parfois, inexplicablement, elle crie, de peur ou de folie, peu importe car le drame est de ne pas pouvoir l'imaginer en paix, de ne plus fêter ni Noël ni son anniversaire avec elle car elle est trop angoissée et demande constamment à revenir dans ce chez-elle qui est pourtant si peu le sien.

     

    Mais aujourd'hui elle a souri, plusieurs fois, elle nous a même dit à trois reprises qu'elle était contente de nous voir, que « ça faisait plaisir, » que « ça faisait si longtemps » bien que mes parents l'aient vue l'avant-veille, alors j'ai voulu apprécier. Lorsqu'elle m'a enfin reconnu au moment ou je l'ai embrassée, j'ai voulu croire que c'était mes accolades qui lui étaient revenues en mémoire, j'ai espéré qu'elle n'oublierait pas aussitôt ce moment, qu'elle y repenserait même pendant la journée, lorsqu'elle serait seule.

     

     

    Et pour mieux y parvenir, j'ai pensé à ce jour trop proche où elle ne sera plus et où même ces moments-là sembleront plus que précieux : inestimables.

     

     


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  • Les vacances, c'est aussi le moment de penser à tous ceux qui ont quitté nos vies. Je ne parle évidemment pas des célébrités, bien que je ne me sois jamais totalement remis de la mort de Teri Moïse en 2013 qui m'a laissé à jamais orphelin des poèmes de Michelle, mais de nos proches. Ce temps de pause est l'occasion de mesurer le vide qu'ils ont laissé dans nos vies, de les honorer aussi de nos pensées. C'est comme si la trêve de la frénésie qui accompagne notre quotidien permettait enfin de remettre les choses à leur vraie place, ou plutôt comme si celles-ci s'y remettaient toutes seules, naturellement.

     

    Ce n'est pas nécessairement triste. C'est même beau de constater combien certaines personnes ont pu nous aider à nous construire. De reconnaître leur empreinte dans certaines de nos attitudes, dans nos goûts, nos penchants, nos réflexes de vie, même. D'observer que la mort n'aura eu aucun pouvoir sur ce qu'ils nous ont transmis, sur l'héritage humain qu'ils nous ont légué. Et d'espérer que nous saurons à notre tour influencer en bien ceux qui nous entourent. Pas par de beaux discours ni par de vaines postures. Mais par nos actes, par notre façon d'être au monde.

     

     

    Pour nous montrer dignes d'eux, ne serait-ce qu'un tout petit peu.

     

     


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