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    « Vous m’en voulez pas de pas rester avec vous ? » m’a demandé mon fils de bientôt dix-huit ans qui envisage de vivre en cité universitaire l’année prochaine.

    « Bien sûr que non, pourquoi on t’en voudrait ? » lui ai-je répondu avant d’accumuler les banalités d’usage sur l’importance d’être autonome, la fierté de le voir grandir ou le rôle des parents.

     

    Ce n’est pas que je ne pensais pas ce que j’ai dit mais j’étais si affairé à tenter de desserrer ma gorge pour articuler les sons que j’avais bien du mal à réfléchir.

     

    « Ça doit être horrible d’être parents » a-t-il déploré avec beaucoup d’amour et un zeste de culpabilité avant d’ajouter : « Vous m’avez tout donné et j’ai l’impression d’être ingrat parce que je pars. » J’aurais beaucoup aimé être si peu ingrat et si délicat à son âge, moi qui n’ai même pas perçu la détresse de mon père lorsqu’il m’a accompagné à l’aéroport alors que je partais vivre en Italie et qui n’ai su que des années plus tard qu’il avait éclaté en sanglots dans l’ascenseur en redescendant au parking.

     

    Alors non, je ne peux pas avoir de regrets face à un fils aussi accompli. Je ne dois pas, je ne devrais pas. Il y a eu tant de bons moments en famille, pourquoi ne pas tout simplement s’en contenter ?

     

     

    Mais quand même : que s’est-il passé pour que cet enfant qui nous prenait hier encore pour des rois et qui était devenu inconsolable la première fois qu’il avait envisagé notre mort semble capable aujourd’hui de vivre sans nous ? Et comment ai-je fait pour passer à côté de tant de moments que je m’étais pourtant promis de ne jamais rater ?

     

    La vie, me répondra-t-on avec autant de philosophie que de résignation. La vie dont je n’ai pas eu le courage de lui révéler toutes les désillusions.

     

    Je n’ai plus qu’à prier pour qu’il découvre le plus tard possible le désenchantement.


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  • Lorsque ma fille m’apporte mon cadeau de la fête des pères -mes garçons sont grands désormais et semblent tout surpris de découvrir la date-, je m’attends à pleurer. C’est comme ça, bien qu’il s’agisse d’un cadeau quasiment identique pour tous les pères de la classe (cette fois-ci un dessin à thème, elle m’a déjà récité un « poème » il y a quelques jours), je ne peux m’empêcher d’être à chaque fois bouleversé, moins par le présent en lui-même que l’impatience avec laquelle elle me l’offre.

     

    Pendant que je l’ouvre, j’observe le visage de ma fille guettant le moindre signe, brûlant de découvrir ma réaction et avide de recevoir en retour ma joie sincère et mes compliments de circonstance. Mais si le candide dessin me représentant les bras grands ouverts avec l’inscription « Papa, je t’aime grand comme ça », m’émeut comme prévu, un détail attire mon attention, un détail qui ne concerne pas ma physionomie.

     

    L’artiste du dimanche m’a revêtu pour l’occasion d’un pull-over blanc rayé de deux traits bleus. Et sa question ne laisse pas place au doute : « Papa, tu as vu comment je t’ai habillé ? » Elle a tenu à me représenter dans la tenue qu’elle préfère, celle qui, la première fois que je l’ai portée, l’a fait s’exclamer à plusieurs reprises : « Papa, t’es trop beau ! », et qui lui fait me demander régulièrement depuis : « Mais papa, pourquoi t’as pas mis ton pull blanc aujourd’hui ? »

     

    Alors, l’espace d’un instant, un instant seulement, j’oublie à quel point je suis si souvent déçu de moi-même. J’accepte de me contempler dans ce costume de super-héros dont elle m’a accoutré.

     

    Et je parviens à me voir, un peu, avec ses yeux.


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    Plus je vieillis plus j'ai l'impression de voir à l'œil nu les fêlures des gens. Lorsque je prends le métro, cette sensation devient presque palpable. Je crois même parfois deviner quelles souffrances chacun traîne dans ses bagages.

     

    Elles se ressemblent étrangement. Pourtant pas un ne les porte de la même manière. Celui-ci les a reléguées dans son dos, pour ne plus les avoir constamment sous les yeux, à l'intérieur d'un sac presque carré qui lui donne l'illusion que tout est bien rangé et que ses mauvais souvenirs resteront sagement à leur place sans jamais prendre la liberté de faire irruption dans sa vie au mauvais moment.

     

    Un autre a tout mis dans un grand sac de sport qu'il pose négligemment sur le sol pour éviter tout contact avec ces blessures habillées d'une apparence de loisir.

     

    Cette femme semble avoir pris le plus petit sac à main qui existât. Elle a l'air de dire  : « Tout est là. C'est peu de chose en somme » et espère sans doute que cette épreuve qui l'a marquée à vie ne prendra plus jamais cette place jusque-là si envahissante.

     

    L'homme qui vient de rentrer a un sac dans le dos, un autre sur le bras et une petite valise qu'il fait rouler sur le côté et dont il plie et déplie le bras au bon moment, tout en la plaçant parfaitement, à l'endroit qui convient le mieux et où elle prendra le moins de place. Il a choisi de tout compartimenter pour compenser le chaos de sa vie. La guérison par l'organisation. Pour oublier à quel point il ne maîtrise plus rien, et comment il a perdu jusqu'au contrôle de ses rêves.

     

    Leur regard pourtant ne trompe pas. Et leur cœur leur rappelle qu'eux-mêmes ne sont pas dupes. Mais il faut bien « faire société ».

     

    Quant à cet autre, il n'a rien, mais c'est un leurre. Il est aussi libre de ses mouvements que son âme semble engoncée dans les méandres de sa pensée, prisonnière de la foi perdue, encore traumatisée de tout ce qu'elle a vu trop tôt.

     

    Mais il a le courage de ne plus rien prétendre, de nous offrir sa souffrance brute et sans fard. Comme un encouragement à ne plus feindre. Comme son seul gage d'humanité.


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  • Ce soir, mes parents m'ont annoncé que leur chat n'avait plus que quelques jours à vivre. Mes enfants, qui y sont attachés, ont tenu à lui faire un dernier coucou par visio. Moi aussi, j'y suis attaché, 17 ans qu'il est là à chaque fois que je retourne dans la maison de mon enfance... Je n'ai plus de nouvelles du mien depuis un mois et ne me fais plus trop d'illusions. Celui d'avant n'a vécu qu'un an avant d'être fauché par une voiture, parfois je me demande pourquoi je m'obstine à continuer à vivre avec des chats alors que j'ai mal quand ils s'en vont.

     

    A la vérité, je ne me le demande pas vraiment, je le sais. Je comprends parfaitement que beaucoup trouvent ça absurde de s'émouvoir pour un animal. Ils ne savent pas toujours que beaucoup de choses se jouent autour de lui. Je n'ai que de vagues souvenirs du premier chat de mon enfance qui a disparu sans qu'on s'en aperçoive vraiment. La mort du second en revanche a été ma première expérience de deuil. J'ai pleuré pendant une semaine. Lorsque mes parents l'ont récupéré après que le vétérinaire eut essayé de le guérir d'une pleurésie virale bien avancée, ils nous ont présenté son corps inerte avant qu'on l'enterre dans le jardin.

     

    Nous savions tous qu'il y avait bien plus que sa perte qui nous émouvait. Beaucoup de souvenirs de la famille gisaient là devant nous, et nous étions en train de nous en construire un douloureux mais inoubliable. Je me souviens aussi d'avoir été saisi par le contraste entre son ancienne vitalité et son apathie toute récente. Jusque-là, les gens dont j'entendais dire qu'ils décédaient étaient des vieillards, ils n'avaient qu'un pas à faire jusqu'à la tombe. Nous comprenions à quel point la mort était puissante et pouvait terrasser. Ce que mon père tenait dans ses bras, ce n'était pas seulement le corps de notre chat, c'était aussi le symbole de la mort, celle qui ne laisse jamais tranquille et qui allait nous poursuivre toute notre vie.

     

    La brièveté de celle-ci nous frappait aussi de plein fouet. Certes ils vivent environ 7 fois moins longtemps que nous. Mais j'étais en CM2, j'avais presque dix ans, mon frère en avait six, ma sœur 11, et nous savions tous compter jusqu'à 7.

     

    Il s'appelait Zorro. C'était un nom de héros d'enfants. Il a emporté une part de nos illusions avec lui.


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    Il ne se dissipe pas au réveil, il se reforme avec une déconcertante facilité, en agrégeant tous les éléments qui composent ce jour qui semblait nouveau. Sapant d'emblée les illusions naissantes, sabotant les projets de fuite et les itinéraires de retraite.

    Il noircit l'horizon de sa laideur et me tend sans arrêt un miroir dans lequel se reflètent mes pires souvenirs. Il m'aime et me connaît plus que mes proches. Je crois m'en délivrer en esquissant son portrait sur ma feuille, en le condamnant à demeurer à l'extérieur de moi, bien en face. Mais mes mots mêmes reforment la figure qui me hante et me sourit de toute l'assurance de sa victoire.

    Chaque soir, j'espère que des rêves plus morbides et plus cruels viendront relativiser sa puissance et son emprise. Contrebalancer l'atroce violence de la réalité et me rendre la vie plus acceptable. J'appelle ces cauchemars fraternels de mes vœux avant de m'endormir.

    Mais ils n'existent pas.


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